Mercredi 14 janvier

Le pardon et l’ironie

Observation sur la couverture de Charlie Hebdo : « Tout est pardonné, je suis Charlie ». Cette couverture est un petit chef d’œuvre de théologie chrétienne, n’en déplaise à son concepteur, résolument athée. Elle se résume en deux traits fondamentaux qui sont au cœur de l’esprit européen qui agace tant nos muftis : d’abord le pardon supérieur au ressentiment, ensuite le principe d’ironie. Pour le pardon, on renverra aux thèses naguère explosives de René Girard, lequel ne faisait que renvoyer à l’Evangile lui-même. Le pardon est supérieur en ce qu’il ne pratique pas la même comptabilité que le ressentiment. A vrai dire, le pardon ne compte absolument pas. Il joue à perte, sinon il ne serait pas le pardon. Alors que le ressentiment (et son corollaire, la vengeance) ne cesse de compter, de brandir sa petite réclamation.

Quant à l’ironie, c’est tout l’héritage unique du XVIIIème siècle de Diderot et Voltaire qui se trouve ici merveilleusement rejoué. Rien n’ a été cédé sur ce principe d’ironie. Ce matin, queues de vingt mètres pour acheter le journal. Pensé à Chateaubriand et à son combat pour la liberté de la presse. Rien n’a changé depuis. Ce qui se passe sous nos yeux est une forme de révélation sur ce qu’il en est de la liberté d’expression, de sa signification profonde. Un acte de transgression individuelle : le dessinateur, l’écrivain,le journaliste, sont strictement seuls à porter leur charge. Il n’y a pas de filet protecteur.

La France, hébétée de terreur et de tuerie a montré depuis dimanche combien elle était restée la France. Comme l’a dit à la radio un éminent représentant de l’Islam : « la conception française de la liberté d’expression. » De fait, la France est seule à pousser le bouchon aussi loin. La pusillanimité anglo-saxonne, et américaine, à cet égard, nous chagrine quelque peu. Pas grave. L’Angleterre et l’Amérique ont payé cher, déjà, le crime d’être ce qu’ils sont. Quant à la France, Il y a une fierté réelle à se sentir d’un tel pays où ces deux principes, le pardon et l’ironie, vont de pair.

Pour le reste, c’est une affaire d’intimité, de peine personnelle, irréductible à l’interprétation républicaine des faits. Je ne suis pas tant Charlie qu’un être humain parmi d’autres, perdu dans son intimité. « Etre Charlie » ne veut rien dire s’il ne renvoie à une telle intimité de la singularité individuelle.

Samedi 3 janvier.

Kafka, suite. Lecture des Cahiers in-octavo (1916-1918)

Traduction Pierre Deshusses (Rivages poche-Petite Bibliothèque), traduction Marthe Robert.(in Préparatifs de noce à la campagne. Gallimard.)

On observe de grandes différences, d’une traduction à l’autre. Je prends l’exemple du « septième cahier » dans la version Robert, lequel se trouve intitulé « Cahier A » dans la version Deshusses, c’est à dire en ouverture du volume. Deshusses pr étend avoir respecté le désordre de Kafka, au lieu que Marthe Robert semble avoir avalisé l’édition de Max Brod, peu respectueuse apparemment du désordre initial . Brod aurait cherché à remettre le livre d’aplomb, à lui trouver un fil qui n’existe pas. Mais peu m’importe à vrai dire, l’ordre dans lequel tout cela doit être lu. L’important, c’est d’entendre Kafka écrire.

Je note le petit fragment intitulé par Deshusses « rêve infrangible » alors que Robert opte pour «Rêve inviolable ». « Infrangible » est un mot étrange, je ne suis même pas sûr de connaitre son sens exact. Il faudrait avoir le mot allemand employé par Kafka, je vais tâcher de me renseigner.

On passe à la première phrase. Robert : « Elle courait le long de la route, je ne la voyais pas, je remarquais seulement sa façon de se balancer en courant, de laisser voir son voile, de le ver le pied, j’étais assis au bord du champ et contemplais l’eau du ruisseau. »

Deshusses : «  Elle marchait sur la grand-route, je ne la voyais pas, j’étais assis au bord du champ à contempler l’eau du petit ruisseau . Elle traversait les villages, sur le seuil des maisons des enfants la regardaient venir puis la suivaient des yeux. »

Le moins qu’on puisse dire est que Deshusses a « zappé » un morceau entier de phrase. Pourquoi avoir omis « je remarquais seulement » etc  jusqu’à « lever le pied? » Cela pose quand même un petit problème d’intégrité textuelle. Mais bon. A vrai dire, je préfère sa traduction, plus sèche, plus coupante, plus « Kafka » en somme, à celle de Robert. La coupe de Deshusses me va plutôt bien, en fait. Surtout, j’aime beaucoup : « elle marchait sur la grand’route », plus dramatique, plus angoissant. Que fait cette femme à marcher de la sorte ? On ne le saura jamais. Mais Deshusses m’oblige à me poser la question, alors que Marthe Robert, non. Ceci dit, sauf mon respect infini pour Marthe Robert, l’auteur d’un livre magique : « Seul comme Franz Kafka ».

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Toujours dans la traduction Deshusses, je note ce haï ku éminement kafkaïen : « La forêt et la rivière- elles nageaient devant moi tandis que je nageais dans l’eau. »

Et ceci : « Le soir au bord de la rivière. Un bateau sur l’eau. Soleil déclinant dans les nuages. »

Ou bien encore ceci, une vraie bombe d’intensité typique de l’auteur du Procès : « Après-midi avant l’enterrement d’une épileptique qui s’est noyée dans un puits. »

Impossible, pour moi, de ne pas penser au tableau de Courbet : « Un enterrement à Ornans » . On ne peut pas plus fini. Ce qui me fascine, dans ce drame d’une phrase, c’est le « avant ». On devine les gens du village rassemblés, les voix basses, le ciel épais, lourd. Quelle force exceptionnelle dans ce fragment.

Jeudi 31 décembre 2014.

Chapardages divers

Dans Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnnard :

« Je ne sais pas de lecture plus facile, plus attrayante, plus douce que celle d’un catalogue. »

« Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. »

« Le trot régulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans les herbes. »

« Son menton pointu de vieille fée puissante. »

Egalement ceci, d’Alphonse Daudet, dans Les lettres de mon moulin :

« …arrivages de cardinaux sur le Rhône… » (Je suis fou de ce dernier fragment).

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Bref complément de réflexions au roman de Houellebecq, Soumission. Ed. Flammarion

La phrase importante du roman est naturellement la dernière, après que le narrateur ait fait part au lecteur de sa conversion à l’Islam. «  Il n’y avait rien à regretter. » Regretter quoi ? L’Occident chrétien, humaniste, tolérant, les bâtisseurs de cathédrale, Péguy et ses souliers de fantassin, le mood catholique défoncé à la Huysmans, Thomas d’Aquin, Augustin, Bernanos et Claudel etc?

Et comment que nous le regrettons, seulement il ne faut pas le dire.

Et pourquoi ne faut-il pas le dire ?

Parce qu’alors, on bascule dans l’autre camp.

Et qui habite dans cet autre camp ?

Eh bien la réaction. Qui a envie de vivre avec la réaction ?

A vrai dire, beaucoup de gens. La majorité, dirais-je.

Exact. Cependant, silence. Car l’aveu du regret entraîne des plissements de terrain qui peuvent être dangereux. Et puis d’un point de vue romanesque post-dostoievskien, il vaut nettement mieux ne pas vivre dans le regret. Il vaut mieux avoir l’air d’un psychopathe anéanti par les médicaments et qui s’en fout de la manière dont les choses se présentent. Voilà. En réalité, il y a énormément à regretter, mais c’est trop lourd à porter. Autant porter sur ses épaules un sac de ciment. Autrefois, ce ciment pesait d’un poids de plume d’oiseau. C’est maintenant que la plume est devenue impossible à soulever. La plume s’est transformée en ciment grisâtre.

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Lecture des Cahiers in-octavo (1916-1918) de Franz Kafka en Rivage poche-Petite bibliothèque. Traduction par Pierre Deshusses. Très intéressante préface du traducteur. Il note qu’un grand écrivain peut s’amuser de la contrainte d’un certain format de cahier ou de carnet. C’est tout à fait le cas ici, avec ces bribes, ces éclats de diamant brisé. Deshusses observe que la période 1916-1918 coïncide à la fois avec l’apprentissage de l’hébreu et l’interruption du Journal. Rien sur la Grande Guerre de 14 qui bat son plein, tout près. Une seule allusion : « La paix en Russie. » Ce silence de Kafka sur la Grande Guerre est fascinant. Il en dit long sur son centre de gravité intime. Très loin du théâtre des opérations. Malice de Kafka, scène du grenier avec l’enfant qui tombe sur un inconnu qui s’appelle Hans, comme lui. « Ah ! » dit l’inconnu, « je m’appelle aussi Hans, je suis Hans Schlag, je suis un chasseur du pays de Bade et je viens de Kossgarten sur le Neckar. Vieilles histoires. » Vieilles histoires, et c’est toute la littérature qui affleure là, tout à coup.

Vendredi 26 décembre 2014

Relectures. Muray. Le Portatif, Après l’Histoire II. (Ed. Belles Lettres et Mille et nuits)

Muray, un Savonarole swiftien du Cordicolisme (les cordicoles, dans le langage Muray, ce sont les adeptes de l’émotion, de la fête,du cœur, l’engeance moderne de la nouvelle imbécillité). Muray est un baroque puritain. Baroque pour l’exécration du romantisme post-moderne festif ; puritain pour la même raison. Il écrit sans trembler qu’il ne fait aucune différence entre une moto et un morceau de musique. Il n’y a que chez les premiers Pères du désert que l’on trouve ce genre de phobies. (Tout de même, je vois plus loin qu’il cite Mozart, Beethoven, et cela plutôt en faveur : éclair de bienveillance chez ce haïsseur de l’émotion sans langage. )

N’ayant pas son essai sur Rubens sous la main, je ne puis commenter comme je voudrais son exécration de l’Europe. L’Europe vue par Muray ressemble à une quelconque «parade-pride ». J’aimerais reprendre le film à l’endroit où les choses se sont nouées : juste après la chute du Mur, quand nous croyions naïvement que les anciens détenus du bloc soviétique allaient venir discuter à « Sciences-Po » de l’avenir de la démocratie. Au lieu de cela, ils se sont rués au Mac Do et depuis tout a été ainsi. La Pologne, à l’avant-garde de la lutte contre le Soviet, est devenue un merveilleux exemple de libéralisme réussi à tout crin. Est-ce qu’on peut aller plus loin ?

J’écris « Sciences-Po » comme une sorte de métaphore pour désigner un état d’esprit. Une forme d’intelligence à saisir les « grands enjeux », mais sans la littérature. Entrer à Sciences-Po, c’est quitter la littérature comme instance première de mise en mouvement de l’esprit Et puis l’esprit de corps, comme à l’ENA. En réalité, ça tourne comme dans une secte. Une nouvelle forme de franc-maçonnerie. Entrez là, vous êtes sûr de ne plus jamais vraiment perdre votre emploi. ENA, Normale Sup, Sciences-Po : les vraies agences nationales pour l’emploi. N’espérez rien d’autre, sinon les petits miracles de la rencontre où tout s’inverse, au nez et à la barbe des protégés de la rue Saint-Guillaume.

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Notes diverses.

Livre d’Isaïe. 61. « Ce n’est plus le soleil qui sera pour toi la lumière du jour/ C’est le Seigneur qui sera pour toi la lumière de toujours. » Un moment, j’ai pensé utiliser ce passage en exergue au portrait de mon père qui va paraître bientôt. Puis j’ai renoncé, agacé par une certaine mièvrerie de « pompes funèbres », de plaque gravée sur la pierre tombale. Il me semblait que le verset n’allait pas tenir au régime du cimetière avec ses sucreries mortifères. Pourtant, Isaïe…

« Le plus petit deviendra un millier ».

« Tel un cheval dans le désert/ Tel un feu qui fait bouillonner des eaux »

« Les chemins d’autrefois »…C’est Isaïe qui parle. Pour un peu, on se croirait à Tansonville, « du côté de chez Swann ».

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Muray, toujours. Je lis dans son Portatif une page au vitriol contre Sartre, incapable d’écrire sur les écrivains (Baudelaire, Mallarmé, Flaubert) sans les haïr, les diminuer, les interpréter. Ce n’est pas le souvenir que je garde du Baudelaire ni du Mallarmé. Sans doute suis-je trop bon public. J’ai aimé beaucoup, et lire le Baudelaire, et lire le Mallarmé. J’y ai même pris un plaisir fou. Muray a raison théoriquement. Mais en l’occurrence, cela m’est égal. Ce que je retiens, c’est le plaisir fou. Je me souviens très bien d’avoir lu le Baudelaire de Sartre juste avant de me mettre à écrire mon propre Chateaubriand. Et cela m’avait donné des ailes. Déjà, j’étais juché sur les ailes du condor de Saint Malo comme Nils Holgersson sur son jars. La verve spéculative de Sartre en plus, c’était la joie.

Jeudi 25 décembre 2014

Le dernier Houellebecq, Soumission (Flammarion). Long exergue de Huysmans, tiré de En route. Son personnage principal est un « prof » d’université, spécialiste de Huysmans. Le back ground littéraire du roman vient en droite ligne de cette constellation où l’on retrouve les noms de Bloy, de Zola etc. Moment très particulier, dans l’histoire littéraire française, entre la guerre de 70 et la Grande Guerre de 14, où vacille l’édifice France. Huysmans, c’est la plaque tournante : catholicisme, spleen, modernité, impossibilité de sortir de ce vénéneux huis clos. Le glauque houellebecquien sort de là . C’est son centre de gravité. Ce qui frappe immédiatement à la lecture : la stabilité narrative. Quand on pense que nous avons passé presque un demi siècle à exploser le récit, à pulvériser le Logos, à déconstruire , la phrase de Houellebecq semble un tandem de bœufs qui avance parce que c’est la loi. Nous sommes là au croisement parfait de la sociologie et d’une forme placide de métaphysique. C’est la grande force de Houellebecq d’être arrivé à cette sorte de nirvana morne. La plupart des écrivains demandent à la sociologie de les équiper en personnages, en thèmes, en matériaux de toutes sortes. Houellebecq est plus fort, il fabrique une essence de zeitgeist . On passe de l’illustration à une forme d’allégorie supérieure. Projeté dans une France politique dominée par l’Islam et l’extrême droite, à deux ans de distance science fictionnelle , Soumission relève à la fois de l’actuel et du roman d’anticipation. C’est un roman du XIXème siècle projeté en avant du XXIème. Tout bonnement, rien moins que la description atone d’un énorme basculement de civilisation, le remplacement en Europe du christianisme par l’Islam. Surtout pas d’exclamation. Pas de lamento. Juste une modification dans la carrière universitaire du narrateur désormais converti. De là cette sensation de stabilité dans le désastre, l’œil fixe du morne cogito. Peut-on d’ailleurs appeler encore cela un cogito ? Soumission raconte la fin d’un certain mode d’être, une invention de l’humanisme européen aujourd’hui voué aux gémonies : le libre arbitre. La sensation étrange, c’est la stabilité narrative dans le récit de tout cela. Le régime général du tiède appliqué à des circonstances historiques qui sont tout sauf tièdes. Stratégie d’évitement du pathos, familière aux lecteurs de Houellebecq.

Lundi 22 décembre 2014

Je commence ici mon nouveau journal de lecture.

Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, volume 10. Sur Maucroix. Un ami provincial de La Fontaine. Un camarade de l’auteur des Fables. Sainte-Beuve écrit : « Il était de ceux qui, par nature et par goût, n’ont rien de plus cher que les douceurs d’une vie particulière et obscure, d’un loisir animé par l’amitié, embelli par les lettres, égayé d’un peu de poésie, et le plus souvent rempli par la paresse. » Il ajoute : « Maucroix fut comme un second exemplaire de La Fontaine conservé en province. » Il ne mettait rien au dessus de Virgile : « Virgile est ma folie. » Maucroix, c’est le XVIIIème voltairien moins le forcing au brio. Il est encore du « vieux temps ». Il vit encore dans la « paresse » : c’est-à-dire l’indifférence aux stratégies de la notoriété. Littérairement, Maucroix est lié avec « les Conrart, les d’Ablancourt, les Patru, et suivant de près leurs traces, il donnait la main aux Tallemant, aux Pellisson et à cette bande de beaux-esprits galant ou malins. » Tout est précis dans ce paragraphe : « suivant de près leurs traces », « galants ou malins. » On peut donc être galant sans être malin ? Maucroix a vécu le plus clair de son temps à Reims, attaché à M. de Joyeuse, lieutenant du roi au gouvernement de Champagne. M. de Joyeuse avait une fille ravissante et Maucroix en était amoureux. Une « historiette » racontée par Tallemant. Plus tard, il occupera une charge à l’Assemblée du Clergé, sans forcer. Il se plaisait à Reims. Il disait : « Il n’est cité que je préfère à Reims. » Il a laissé des lettres, quelques traductions de poètes latins. Boileau et Racine venaient le voir. Sainte-Beuve : « il passa une bonne partie de sa vie à l’ombre dans son jardin, au jeu, aux agréables propos et en légères collations. »

Michel Crépu